En France, les Gilets jaunes ont quitté les rond-points, à La Réunion, une convergence appelée « QG Zazalé » tient toujours. Située au Tampon, au Sud de l’île, elle est composée d’une communauté de militants et de militantes engagée pour construire son projet de justice sociale et faire entendre une parole citoyenne.
Encerclés par le flux incessant des voitures, au milieu des plantations et des animaux, ils débattent d’écologie, de la question décoloniale et agissent pour la souveraineté et l’autonomie alimentaire.
Petit à petit cette expérimentation d’un nouveau monde, subversive et politique, prend de l’ampleur et questionne les enjeux sociaux et d’accès à la terre.
Certains Réunionnais remettent en question la très forte dépendance de l’île par rapport à l’Hexagone. Ils préconisent des solutions locales et adaptées pour résoudre les problèmes de pauvreté, de chômage, etc. et reconquérir la dignité du peuple.
Ils dénoncent l’application de mesures calquées sur le modèle occidental pour gérer des problématiques locales. Par exemple, dans les domaines économique, agricole, dans l’aménagement du territoire et dans le domaine social.
Le rond-point est un laboratoire d’expérimentation politique, écologique et sociale pour conquérir la souveraineté de la Réunion.
L’histoire de la Réunion explique en partie cette situation. En effet, au moment de la colonisation de l’île, les terres ont été attribuées aux colons venus de France. Ce sont les esclaves puis les travailleurs engagés qui les ont exploitées et mises en valeur.
La fin de l’esclavage n’a pas entraîné une redistribution des terres. Au contraire, largement indemnisés, les gros propriétaires terriens ont pu agrandir leurs domaines au détriment des plus pauvres et des nouveaux affranchis.
En 1946, la fin de la décolonisation et la départementalisation ont renforcé l’emprise des gros propriétaires terriens et ont favorisé la création de nouveaux monopoles.
La composition de la population réunionnaise est le reflet d’une histoire de métissage. Les premiers habitants de l’île sont des franco-malgaches (des colons français et des esclaves malgaches) auxquels se sont mêlés des descendants d’esclaves et de travailleurs engagés venus de la zone Océan Indien et majoritairement d’Afrique orientale.
A l’époque de l’esclavage, pendant la colonisation et jusqu’en 1981, soit 35 ans après la départementalisation de La Réunion, le maloya était interdit sur les ondes radio et à la télévision. Cette musique et la danse qui lui est associée évoquent les racines africaines des esclaves et d’une partie du peuple réunionnais. Dans les années 1970, le collectif Ziskakan s’élève pour rendre à la langue créole et aux différentes formes d’expression artistiques leur droit à exister dans l’espace public.
Aujourd’hui, les effets conjugués de l’uniformisation des cultures par la mondialisation et l’intériorisation d’un sentiment d’infériorité de la langue et de la culture créole entretenu par la république assimilationniste, entraînent l’urgence de la transmission aux jeunes générations.
Avec l’essor des études décoloniales, l’assimilationnisme républicain est de plus en plus mal perçu dans ce qu’il a d’autoritaire et de centralisateur.
La Réunion, petite île de l’Océan Indien, à l’histoire marquée par la domination coloniale et au climat tropical, ne peut se satisfaire de mesures issues de la pensée technocratique des politiques et énarques parisiens pour résoudre les problématiques majeures qui affectent l’île. Le combat pour la souveraineté de La Réunion s’accompagne forcément d’un combat contre certaines inégalités issues de la colonisation : des inégalités de revenu, des inégalités d’accès à l’emploi ou à la propriété.
Des mouvements et des associations s’emparent des concepts développés par Fanon, Césaire ou Baldwin pour dénoncer ces inégalités et se réapproprier l’histoire.
Le désir du film est né d’une rencontre avec un lieu insolite, symbolique, et avec le collectif que forment ses occupants, le QG zazalé.
Ce qui est venu résonner en nous, c’est la question des relations entre les zoreils et les créoles qui est interrogée dès le début du film. « Souvent, les zoreils ne savent pas qu’ils sont zoreils avant d’arriver à La Réunion » dit un des protagonistes. Ce constat et les difficultés entraînées par les inégalités de niveau de vie et d’accès à l’emploi entre les zoreils et les créoles posent le problème. Le QG zazalé et ses sympathisants s’en sont emparés et y répondent par la lutte pour la souveraineté. La souveraineté politique, alimentaire, écologique et culturelle. Elle se décline en axes majeurs : sobat (la lutte) – kozé (la démocratie directe) – bitasyon (planter pour manger, l’autosuffisance alimentaire) – la kiltir (la défense de la culture et de la langue créole réunionnaise). Au centre de ces axes, comme source d’initiative et objectif, domoun (l’humain). Et elle repose sur la reprise de la terre, celle qui appartient à l’État, vécu comme autoritaire et colonial.
La dimension politique du projet, qui s’accompagne de nombreuses actions de solidarité sociale, nous a frappés par son audace. Elle s’inscrit pleinement dans les mouvements post-coloniaux en Afrique et aux Antilles, et dans l’émergence des études décoloniales dans le débat actuel.
Notre intention est de documenter, sans prétention, cette expérience historique à La Réunion. Ce qui nous intéresse c’est de comprendre en quoi cette alternative fonctionne, même située à petite échelle dans un rond-point, quelle place notre société laisse à un tel projet, et quelles sont les oppositions et les résistances qu’il rencontre.
Nous voulons explorer avec les spectateurs cette utopie à l’œuvre avec ses forces et ses faiblesses, avec ses idéaux et ses contradictions, avec ses tensions et ses moments de grâce. Ce qui se déroule ici est fragile et peut-être éphémère. C’est ce moment d’expérimentation que nous voulons saisir. C’est aussi une forme de lutte qui laisse beaucoup de place à la joie et au bonheur de faire ensemble.
Nous avons tourné en immersion sur une durée de trois ans au total. Le choix du cinéma direct convient à la multiplicité des actions menées sur le rond-point et hors du rond-point : le nettoyage d’une ravine où le QG zazalé cultivait un jardin et une charge policière à Manapany lors d’une manifestation contre la privatisation du jardin donnant sur le bassin.
Nous avons pris le parti de rester la plupart du temps sur le rond-point, pour être au plus près des protagonistes et de la construction de leur projet dans ses multiples dimensions.
Le film se concentre sur une période très courte, entre 2020 et 2021, celle qui mène vers la lutte contre la gentrification de Manapany. Au cours de cette période, le QG zazalé cherche un terrain où implanter un village et pratiquer l’autosuffisance alimentaire, en même temps que se pose la question de l’accès à la terre à La Réunion. Cette question conduit à une réflexion plus approfondie sur les inégalités économiques et sociales entre les zoreils et les créoles. Et à pointer la responsabilité d’un État centralisateur et autoritaire.
Au montage, nous avons choisi de privilégier l’arc narratif décolonial et de l’étoffer avec des arcs narratifs secondaires comme la recherche d’un terrain et la lutte contre la gentrification.